Tout a commencé avec cet homme que j'ai rencontré à mes 17 ans, alors que j'étais cuisinière dans un centre de détox de Montréal. Il a pris ma défense un jour, alors que je m'étais trompé dans la commande d'un client en manque, qui a pété un câble quand il a vu un seul oeuf dans son assiette plutôt que deux. L'homme, costaud et surtout aguerri de plus de 15 ans de vie de rue et d'héroïne, a posé la main sur l'épaule du client enragé, et lui a murmuré: "Hey, remercie la jeune fille de se lever le cul chaque matin pour que tu manges à ta faim au lieu de lui faire une scène, compris?" Fini la bagarre. Début de beaux sourires, et d'une amitié qui dure encore aujourd'hui, 17 ans plus tard.
L'homme quêtait pas loin de mon cégep, où j'étudiais pour devenir infirmière. J'étais déprimée. Pas bien. Souvent, j'allais m'asseoir a ses cotés, et je l'écoutais déclamer des poèmes d'une beauté qui tue et fait naître à la fois. Un après-midi d’hiver, il m'a expliqué la chasse au dîner-express. Il s'agit de se placer discrètement à une table où se trouvent les restaurants du complexe Desjardins et de surveiller les pertes. Les restants se faisant rare, on vole le lunch d'une femme d'affaire qui a oublié de se prendre des ustensiles et laissé son shish taouk et sa salade sans surveillance. On mange le tout avec les mains, derrière les escaliers, très vite, en surveillant la femme qui gueule haut et fort au comptoir des Libanais qui n'y comprennent rien mais qui lui remplacent tout de même son lunch. On est stressé à mort, avec les gardes de sécurité un peu partout, mais après, on rit à s'en éclater le cœur. Il est beau l'Homme quand il rit. Ça jaillit de sa gorge : toute cette intense soif de vie qui est encore en lui, malgré lui. J'ai joint mon rire au sien, et le ciel s'est soulevé un peu, nous laissant respirer, le ventre plein.
Cet homme, qui est devenu un père spirituel pour moi, s'est sorti de la rue. Il a même vécu plusieurs mois avec mon conjoint, mes enfants et moi. Je savais qu'il était atteint du SIDA. Ce serait mentir que de dire que ça ne m'inquiétait pas. Je suis humaine. Et mère. Ça ne s'est pas fait sans maintes discussions avec des infirmiers spécialisés qui m'ont expliqué et rééexpliqué l'absence de risques, qui ont défait les mythes, qui ont accepté mes peurs et ont su me faire de l'éducation sans jamais me juger. À mon rythme.
Est ensuite venu ce moment où j'ai compris que nous étions beaucoup plus dangereux pour cet homme que lui pour nous. 3 enfants, des microbes partout. L'innocence des enfants qui ne se lavent pas les mains, ne font pas attention, des vraies machines à bisous, même quand ils ont la varicelle, la gastro, ou pire, la grippe. Cette époque d'hypervigilance était pénible pour l'Homme. Elle lui rappelait sans cesse son statut, sa particularité. Mais il m'a accompagné dans sa maladie. Il a été patient, même quand je le regardais et ne voyais que mort, tristesse et manque d'espoir au lieu de le voir lui. Le plus grand cadeau que mon ami m'a fait, c'est celui-là. De réussir à voir l'humain là où un autre voit une situation sociale. De voir les yeux, d'y trouver des sourires, de la vie, une âme. Ça m'a pris des années, mais l'Homme a tué en moi toute pitié. La pitié tue. Elle réduit, elle déshumanise. L'Homme m'a mis en contact avec l'humanité qui est en chacun de nous, et qui ne repose pas sur une condition physique, un handicap ou une situation économique ou sociale précaire. L'Homme m'a ouvert un monde où je suis capable de trouver de la richesse dans les coins qui peuvent sembler en premier lieu tellement sombres. Il m'a éveillé à la joie, dans toutes ses formes.
Je finirai ce texte, que je poursuivrai en vous parlant de mon expérience africaine dans un deuxième temps, en remerciant profondément cet homme qui m'a fait grandir au fil des années. Qui a toujours su être là pour moi, qui m'a accepté dans mes faiblesses, mes manques, mes peurs, mon manque d'ouverture souvent, ma vision réductrice parfois. Si j'ai souvent été jugeante et petite, il ne l'a lui, jamais été. Il a eu foi en moi. Il a su se livrer, m'ouvrir ses blessures, se montrer dans son entièreté en me faisant, toujours, confiance. Sans toi mon ami, et je le dis avec tout ce que j'ai d'amour et de reconnaissance, je ne serais jamais ce que je suis aujourd'hui.
Vous voulez en apprendre plus sur le Burkina ou l'auteure du blog? Vous pouvez vous procurer son roman " Seul le poisson mort se laisse porter par le courant " sur www.evelavigne.com, www.smashwords.com/books/view/749075, Amazon, iTunes, Kobo et tous les autres grands distributeurs.
Bonne lecture!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire