Elle
Elle est jeune, heureuse, en voyage ou en stage, épanouie. Elle a quitté l'occident pour réaliser une immersion en Afrique. Tout lui plait et la bouscule à la fois. Elle s'intéresse à tout, tous s'intéressent à elle. Elle n'a jamais connu une telle gentillesse, générosité, on la salue et lui sourit partout où elle passe, jamais été aussi heureuse, vivante, présente. Loin du stress, des angoisses. Ce n'est pas toujours facile, mais si léger à la fois. Elle prend de longues marches, ravie des scènes du quotidien, de la beauté des femmes, des sourires des enfants. Il y a cette joie qui plane, une insouciance apaisante, un moment présent qui s'étire et se laisse savourer. Et puis elle l'a rencontré, lui. Il est beau, gentil, différent de tout ce qu'elle a connu. Il lui apprend la langue, les coutumes, lui explique toutes ces subtilités qu'elle ne comprend pas. Il est patient, rit de ses faux-pas. Une gentillesse vraie et simple. Sa famille l'a adoptée avec une telle spontanéïté, les bras grands ouverts. Elle cuisine avec ses sœurs, ses neveux et nièces assis sur les cuisses, tout est sujet à la blague. C'est un univers entier qu'elle découvre, il en est le guide. C'est plein d'amour, de projets, de légèreté aussi. Même le sexe est différent. Il est tellement homme, il sait ce qu'il veut: elle. Elle ne s'est jamais sentie aussi désirée, protégée, aimée. Elle le sent si fier de la présenter, d'être son homme, ne s'est jamais sentie aussi importante pour quelqu'un. Il n'a pas grand chose, mais il lui donne tout ce qu'il a, lui paye la bière, les brochettes de mouton, l'amène en ville, à la campagne, il la comble de mille attentions. Elle n'a jamais rien vécu de tel.
Lui
Il est du pays, qu'il aime, il en est fier. Surtout quand il est avec elle, si avide d'en découvrir les beautés. Chaque jour sort de l'ordinaire. Il n'a jamais eu la chance de quitter le continent, mais il voyage à travers elle. Elle est si différente. Déstabilisante et touchante à la fois. Elle lui partage toutes ces nouveautés qu'il ignorait. Pour lui aussi, un monde s'ouvre. Il a rêvé longtemps d'approcher une blanche. De l'embrasser. De découvrir ce qu'est l'amour, le sexe, la vie dans ce monde où tout parait si facile. Et c'est vrai que c'est facile! D'abord, malgré qu'elle soit riche et puisse tout acheter et aller où bon lui semble, elle n'est pas comme les filles qu'il a l'habitude de côtoyer, qui demandent tellement en donnant si peu. La blanche se fout de l'argent et du statut. Elle aime comme ça, sans complexe, et plutôt que de demander, elle donne. Tout. Avec tellement d'amour. Son corps, son cœur, ses projets, même si elle le sait sans le sou, d'une famille humble. Il se sent tellement fier de se promener avec elle dans chaque coin du pays. Elle a de longs cheveux, si doux, il ne se lasse pas de passer sa main dedans. Des yeux clairs. Elle est bien en forme, en chair, quand il la touche, c'est mou, doux, il adore. Elle lui dit que chez elle, les femmes comme elle ne se font pas draguer. C'est difficile à croire quand on voit à quel point tous les regards sont rivés sur elle ici. Il n'y a pas un homme pour l'ignorer. Mais c'est à son bras à lui qu'elle est. Elle n'a de yeux que pour lui. L'amène en voyage avec elle, le présente à tous ces autres blancs, où il se sent de plus en plus à l'aise, à sa place. Tout est comme dans un rêve. Il est fou d'elle. De sa simplicité décomplexée, sa fragilité aussi, son insouciance, sa vie pétillante, sa curiosité sans limite, leurs mille discussions, son absence de protocole, ses exubérances imprévisibles. Et puis le sexe. Le sexe est formidable! Sans tabous, à la lumière du jour, elle lui fait des trucs qu'on ne fait que chez les putes, et loin d'être inconvenant, c'est mêlé d'amour. Lui aussi lui fait des choses qu'il n'oserait jamais faire avec une fille du pays, qui n'accepterait jamais. Il se laisse aller, découvre le désir et le plaisir féminin, assumé et assouvi. Au début, ça lui faisait peur, cette sexualité débridée chez elle. Ça le rendait jaloux, la peur de le perdre aux bras d'autres hommes. Mais il apprend à la connaître, à lui faire confiance. Elle lui fait bien confiance aussi, jamais ces scènes pour des broutilles auxquels il a été habitué. Elle lui ouvre la porte sur un amour honnête, confiant, intime. Dans le lit, dans les conversations, dans ce partage de tous les gestes quotidiens. Bien plus qu'une amante, elle est devenue une amie, une confidente, un réconfort. Il n'a jamais eu ce genre de relation avec ses copines du pays.
Eux
Ils se sont créé un monde à eux, à mi-chemin entre 2 cultures. Leurs valeurs, coutumes, expériences sont divergentes, mais ils finissent par se retrouver, par s'aimer. Ils sont entourés d'autres couples comme eux, mixtes, qui vivent des chocs culturels semblables. Ça donne des conversations parfois houleuses, mais combien éclairantes. Ils sont conscients de ne pas toujours bien se lire, font des efforts pour mieux se comprendre, font des compromis, s'essaient à la nouveauté. Elle discute avec ses copines du pays pour déchiffrer ses humeurs, il en fait de même avec ses nouvelles connaissances étrangères.
Ils savent que ce sera un défi, que l'immigration a son lot de difficultés, mais ils sont confiants en leur amour. Ils se sont mariés, et ont pris la décision d'aller vivre en occident. Elle est pleine d'optimisme, il a confiance en elle. Ils se foutent pas mal des regards jugeants, les uns croyant qu'il ne veut que ses papiers, les autres se moquant d'elle en soulignant qu'elle a succombé à ses fantasmes sexuels exotiques. Ils se connaissent, se reconnaissent, et ils s'aiment, envers et contre tous.
Ici
Elle
Elle n'avait jamais imaginé que le retour serait aussi difficile. Elle se sent perdue dans son propre pays, elle cherche ses repères, a cette impression d'être ni ici ni là-bas, de flotter quelque part au-dessus de l'atlantique, comme si l'avion avait ramené son corps trop rapidement, que son âme n'avait pas eu le temps de suivre. Tout lui manque. Les bonjours du matin, les thés de l'après-midi, les soirées de rires, de danse et de discussions. Et la simplicité. À son retour, tout le monde voulait qu'elle raconte, alors qu'elle ne voulait que profiter de tous ces petits riens qui lui avaient tant manqués, elle avait des amitiés à reprendre, plein de gens à voir. Quand elle a eu besoin de raconter, ou que des souvenirs remontaient, qu'elle voulait les partager, elle a vite compris qu'on la trouvait chiante avec ''son Afrique''. Qu'on lui demandait d'en revenir, que la vie continuait de tourner, et pas seulement autour de son ''expérience de voyage''.
Elle a été surprise de l'accueil qu'on a fait à son mari aussi. Elle croyait son milieu ouvert, loin du racisme. Mais ce n'est pas aussi simple. Elle entend, dans certains commentaires, regards ou silences, qu'on a peur pour elle. Que l'on craint qu'elle se soit faite avoir, par cet Africain, qui ferait tout pour avoir ses papiers. On la considère avec une certaine pitié, comme une pauvre enfant bien naïve qui aura un réveil brutal. Elle sait qu'il le sent lui aussi, elle en a honte. Après l'accueil que ses proches lui ont fait à elle au pays, les présentations ici sont une vraie douche froide. Elle ressent sa honte à lui d'être un fardeau, son atteinte dans sa dignité. Quand elle aborde le sujet, on dirait qu'elle empire la chose, elle la tait.
Tout est tellement compliqué. Elle a dû retrouver un emploi. Pas ce qu'elle cherchait, mais son compte étant à sec, elle a pris ce qui passait. Les billets d'avion, les frais d'immigration, repartir un logement à neuf, et cette vie si chère ici… Elle voit qu'il se sent mal de ne pas pouvoir travailler. Ça fait des mois qu'il a déposé sa demande, mais le visa de travail n'est toujours pas arrivé, et s'il se fait prendre à travailler au noir, adieu sa résidence permanente. Avec des horaires de fous, elle essaie de joindre les deux bouts, de peine et de misère. Le stress occidental a refait surface, teinté son humeur.
Elle sait qu'il n'est pas habitué au partage des tâches d'ici, elle n'a plus de bonne comme au pays, et c'est lourd. Elle n'a jamais été forte sur le ménage, elle sent parfois son jugement quand il regarde les plats touts faits qu'elle réchauffe, les chemises qu'elle ne repasse pas, le plancher qu'elle ne lavera sûrement pas tous les jours à la main comme sa mère et ses sœurs faisaient là-bas. Elle essaie de se raisonner, de se rappeler les différences culturelles, mais dans le fond d'elle, ça gronde quand il agit comme un petit roi. Il devrait voir qu'elle se plie en 4 pour qu'ils soient bien, qu'elle est épuisée et il pourrait mettre son orgueil de mâle de coté pour faire le souper et laver les toilettes de temps à autres pendant qu'elle est au boulot à se faire chier pour eux deux!
Leurs rires ont disparu, ils s'engueulent de plus en plus souvent, et fait nouveau, il est devenu terriblement jaloux. Plus elle essaie de parler de la situation, plus il s'enferme dans un silence boudeur, une agressivité passive, une fermeture totale. Elle n'a personne à qui en parler, ses proches sont déjà dans le jugement de sa situation, leur livrer ses doutes leur donnerait raison, renforcerait leur inquiétude. Elle ravale. Elle avait essayé de le préparer au choc culturel, mais c'est comme si elle ne lui avait jamais rien dit. Il pique de ces colères des fois, il crache des mots horribles sur sa culture, ses valeurs, qu'il juge dépravées. Et puis il n'a aucune conscience du coût de la vie! Il lui monte des factures de téléphone à appeler sans cesse au pays, et quand elle lui en parle, c'est une vraie catastrophe. Même chose pour le cellulaire qu'il tient absolument à avoir, même s'ils ont une ligne à la maison et qu'il ne connaît presque personne ici! Elle n'a pas les moyens de ces forfaits! Mais il n'y comprend rien, elle voit bien qu'il la prend pour une pingre finie.
Le plus difficile, c'est de se savoir prise dans cette situation, car elle est responsable de lui. Il n'a pas son soutien ici, pas de famille, pas de vrais amis. Il est totalement dépendant d'elle, que ce soit pour se déplacer dans une ville qu'il ne connaît pas, pour toutes les démarches formelles qu'il ne comprend pas, même pour parler car il ne comprend rien à l'accent de chez elle. Il lui parle d'avoir un bébé des fois, elle ne sait pas comment il peut logiquement envisager qu'elle tombe enceinte alors qu'elle n'arrive déjà pas à gérer le quotidien pour eux deux! Elle se sent tellement fatiguée…
Lui
L'occident… Si les gens au pays savaient. Il en aurait long à dire, mais personne ne le croirait, on dirait qu'il ment pour éviter d'envoyer une partie de sa nouvelle richesse au pays, ou par méchanceté, pour ne pas partager sa chance. Alors il se tait. Quand les copains écrivent, qu'il parle à sa famille, il dit que tout va bien, envoie des photos d'eux dans de beaux endroits, de belles bagnoles, de grandes maisons. S'ils savaient que même pour mettre un repas sur la table il doit compter sur sa femme… Il a honte, se sent humilié. Floué. Il n'y a pas de dignité pour un Africain chez les blancs. Sa belle-famille le lui fait bien sentir d'ailleurs. Les connaissances aussi. Même la femme du dépanneur, qui parle une espèce de patois incompréhensible s'est permise de lui demander s'il savait parler français. Il lui a presque demandé si elle voulait qu'il le lui apprenne correctement, mais là aussi, il s'est tu.
Tout est silencieux ici. Pas de bonjour, pas de sourire. Quand on croise le regard de quelqu'un, ce dernier détourne vite les yeux comme s'il avait commis une faute. Pas d'entraide, si peu de gentillesse. Il a visité une connaissance l'autre jour, y est arrivé alors qu'il mangeait avec son épouse. Ils ne l'ont pas invité à se joindre à eux, ils lui ont offert un journal en attendant. C'est tout dire. Sa femme aussi a perdu le sourire. Il ne savait pas qu'elle pouvait être stressée comme ça. Elle ne rit plus, elle contrôle tout. Toutes ses discussions tournent autour de l'argent. Comme s'il ne se sentait pas assez humilié comme ça. Il sait qu'elle a fait beaucoup pour lui. Elle n'a pas besoin de le lui rappeler, c'est une épine dans le pied qui ne se fait jamais oublier. Et puis le regard de ses amis sur lui, comme s'il était un parasite venu se nourrir d'eux. Sortir avec elle le rabaisse aujourd'hui. Il n'a pas encore ouvert la bouche qu'on l'a déjà jugé et condamné. De toute façon, ils ne sortent presque plus. Pas de temps. Pas d'argent. Et puis la bière qu'il ne peut payer et offrir goûte l'amertume, elle sent l'humiliation.
Il est jeune, fort, a ses 2 bras. Il veut travailler, construire sa vie, prendre en charge sa femme et sa famille qui compte sur lui depuis le pays. Il est loin d'être fainéant. Et pourtant, il est là, à la maison, à jouer la bonne. Rendu dépendant pour tout, ça le rend dingue. Et quand il sort seul, il arrive des trucs pas croyables. La semaine dernière, il est parti marcher dans le quartier, il se promenait tranquillement. Il y avait une dame âgée qui fumait sur son balcon. Elle le regardait, lui a souri. Ça faisait longtemps que ça ne lui était pas arrivé, il était content, a fait un signe de la main. Elle lui a alors proposé de rentrer chez elle, qu'elle pouvait le payer s'il voulait. Pas assez de se faire bonne, il doit devenir pute maintenant? C'est donc là la valeur de l'Africain dans ce pays? Et cette autre fois ou il est sorti en boite. Il s'était retrouvé entouré de 6 femmes d'âge mur, qui lui demandaient à brûle pourpoint: "Alors dis-nous... Comment on fait l'amour avec un nègre sans se fatiguer?"
Il regarde les couples autour de lui, entend parler les amis de sa femme, il n'y comprend rien. Les femmes donnent tout, sans même qu'on le leur demande. Mais rien n'est solide. Pour une broutille, elles vous quittent, divorcent, leur amour est fragile et ne résiste à rien. Et lui qui a tout laissé derrière lui pour elle. Sa mère, sa famille, ses amis, son boulot, n'emportant avec lui que 40 kg de biens matériels, et qui se retrouve complètement à la merci de sa femme qu'il découvre peu fiable. Elle pourrait se fatiguer de lui n'importe quand, le jeter comme elle l'a pris, du jour au lendemain. Il n'aurait même pas l'argent pour retourner chez lui. Il essaie de ne pas y penser, la panique l'envahi. Elle veut parler, tout le temps, elle sort des mots qu'elle ne mesure pas, qu'elle regrette par la suite. Mais est-ce qu'il est même en position de pouvoir parler, lui? Pour pouvoir s'exprimer, il faut être libre, avoir cette liberté de rester intègre, quoiqu'il advienne! De toute façon, s'il dit de jolis mots, on le taxera de profiteur qui endort sa victime. S'il parle durement, il sera un ingrat qui ne connaît pas sa chance. Alors il se la ferme. La parole est comme l'eau versée, on ne peut la ramasser. Il tient son verre d'eau à deux mains et ne laisse pas couler une seule goutte.
Quand il veut poser un geste concret de foi en l'avenir, lui faire un enfant, un acte lui redonnant sa dignité d'homme, qui lui rendrait fierté, joie et amour, elle lui parle encore d'argent, de responsabilité, il sent bien qu'il n'est qu'un poids pour elle, et qu'il la perd tranquillement. Ils étaient si heureux là-bas. S'il avait su, il n'aurait jamais mis les pieds dans ce pays... Vraiment, il est fatigué.
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Bonne lecture!
Très beau texte, Eve
RépondreSupprimerMichel Giraud
Merci Michel!
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