vendredi 28 juin 2013

Je suis accompagnée, fin

Je perds Salimata chaque jour. Chaque jour qui passe, chaque évènement nouveau, chaque geste de vie que je pose, m’éloigne de sa mémoire. De la mémoire de ce qu’elle était vivante. De sa vivacité. Des fois, j’ai de la difficulté à réentendre sa voix. Comment elle prononçait les mots. Le son de son rire. L’intonation de ses phrases. Quand je cherche des fragments de vies, des souvenirs, à quoi me raccrocher, le deuil m’envahit. Totalement. Ce n’est pas le jour où Sali a expiré son dernier souffle que je l’ai perdu. C’est maintenant. Aujourd’hui que je cherche des traces. Elle trépasse à l’intérieur de moi, sans bruit. Sans fracas.

« Mama. Il faut demander à Mama » Je ne l’oublierai jamais. Cette façon qu’elle avait de prononcer le nom de sa mère, avec la même voix qu’elle devait avoir à 5 ans. « Maamâ. » Alimata, mère de Salimata. Femme de silence, de loi et de soumission. Une femme effacée, qui ne connaît rien aux blancs. Qui me regardait avec un sourire intrigué. Deux mondes qui se côtoyaient dans la même chambre. Dans le même être. La mère de Salimata. L’amie, la soignante et la patronne de Sali. Elles se parlaient en mooré. Je savais peu de leur relation. Elles s’accompagnaient en silence. Mais cette façon de dire « Maama… » avait un poids. Un respect. De l’amour. Elle disait tout ce qui avait à savoir. C’était sa Mama. Un point c’est tout.

Il y a d’autres phrases qui sont aussi indélébiles. Celles du quotidien. Celles qui soulignaient tellement le caractère de Sali. Si je devais résumer Sali en une seule phrase, je ferais jouer en boucle cette question milles fois répétée, mille fois répondue : « Sali, ça va? » « Ca va… » Avec une intonation plus aigue sur le premier mot, une patience, une résiliation, un sourire dans le dernier. C’était toujours une réponse sincère. Toujours accompagnée d’un sourire. Bien en face. Sali ne baissait jamais les yeux.

« C’est la tête seulement… »

Ca va Sali? Tu as mal quelque part? »

« C’est la tête seulement »

« Comment tu te sens Salimata ce matin? Tu prends du mieux un peu? »

« Ca va. C’est la tête seulement… »

Deux masses, une grosse comme un citron. L’autre comme une olive. Les deux bien plantées dans son cerveau. Probablement une toxoplasmose selon les médecins radiologistes du Burkina. Peut-être aussi bien une cryptococcose, une tuberculose méningée ou un lymphome selon des collègues infectiologues canadiens. Pas d’examens diagnostics pour pousser plus loin. Rien pour soulager la douleur, si ce n’est des empracet, méticuleusement contrôlés pour ne pas bousiller son foie.

« Sali, je ne sais plus quoi faire. Tu as mal. Je vois que tu as mal. Je suis désolée »

« Ca va Eve. C’est la tête seulement »

Quand les analgésiques ne faisaient plus effet, que la douleur était trop forte, elle perdait conscience. Elle ne pesait plus qu’une quarantaine de kilos. Simon et moi la ramenions à son lit et j’attendais qu’elle revienne à nous, Elle semblait perdue à son retour. Il lui en manquait des bouts.

« C’est la tête. C’est la tête seulement. » Je lui passais le haricot de fortune, elle vomissait 2 ou 3 fois et finissait par s’endormir.

Mes mains sentent encore le contact de ses tresses sous mes doigts. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Assise par terre, à coté du lit de fortune à même le sol qui empêchait Sali de tomber de trop haut, j’administrais scrupuleusement les anti-douleurs, et je caressais sa tête nattée. Dans un autre pays, chez moi par exemple, il y aurait eu tant à faire. Ici, chez elle, nous étions impuissantes. J’étais impuissante. À peine utile. Je caressais ses nattes. Je rêvais d’un avion qu’elle eu pu prendre. Un gouffre s’ouvrait en moi. Je me retenais à son souffle; à ses nattes.



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Bonne lecture!

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