vendredi 7 juin 2013

Je suis accompagnée, première partie

Au fil des jours, j'ai envie de vous faire lire un texte que j'avais commencé à écrire pour mon amie Salimata, décédée du sida le 26 mars 2010.  Je pense que le texte est beau.  Plein de vie.  Et d'amour aussi.  Mais je n'ai jamais pu le finir.  Je voulais en faire un livre, mais la vie ayant repris ses droits sur la mort, le temps me poussant toujours vers l'avant, je n'ai plus besoin d'un livre pour porter Salimata, sa joie, sa vie, en moi.  Elle est toujours là, moins lourde à porter, nourrissante, souriante, comme je l'ai connue.  Il me reste donc un court texte, une nouvelle peut-être, inachevé, comme je voudrais que ce le soit avec Sali.  Inachevé...

Je l'ai intitulé "Je suis accompagnée" qui est la façon de parler de la folie au Burkina.  Le Schizo, le Bi-polaire, celui qui se parle seul, est accompagné.  Les Africains ont cette façon de donner de la poésie et de la dignité même à l'homme nu qui tourne en rond dans les rues sales de Bobo.  Il est plus facile d'être accompagné au Burkina, que de souffrir de maladie mentale au Canada, je peux vous le jurer.

Alors voici cette première partie du Texte:

Je suis accompagnée


Salimata est le point médian de ma vie. Le début et la fin. Elle est le point de départ, la ligne d’horizon. Le partage entre ciel et mer. Entre lourdeur et légèreté. Il y a l’avant salimata, et le maintenant. Peu importe qu’elle ne soit plus là. Physiquement en tout cas. Ça c’est une autre histoire, que je ne raconterai pas comme ça. Pas maintenant. Avant Salimata, j’aurais expliqué, cherché des réponses, trouvé des coupables. J’aurais probablement fait partie des principaux accusés. Mais voilà, Salimata a vécu. Avec moi, par moi, pour moi, sans moi aussi. Aujourd’hui, elle est, à travers moi. Et toutes ces questions n’ont plus d’importance. Sali et moi, on se marre bien trop pour se préoccuper des fautes, des fautifs, des fausses questions. Et puis on est bien ce soir, une petite brise fraîche, le hamac qui se balance, le ventre plein. C’est important le ventre plein. Ça, c’est une des choses que je ne savais pas avant le moment zéro. C’est super important le ventre plein. Quand on se préoccupe du ventre, tout le reste devient accessoire. Superficiel. Superflu.

IL y a eu bien des choses avant Sali. Mon premier fils par exemple. Et puis ses deux sœurs. Leurs importances dans ma vie ne se comparent bien sur pas avec les 3 mois passé auprès d’elle. Mais ils ne peuvent pas être mon point de départ et de rupture. Les enfants, ça nous tourne vers l’intérieur. Vers des questionnements. Des remises en question. De soi et des autres. Dans l’avant, je me suis principalement occupée de ma mère et de mes enfants. Ils sont toujours avec moi, mais ils ne me préoccupent plus trop, ils m’occupent plutôt. J’ai de beaux enfants. Sali les adorait. Même que depuis Sali, j’en ai un quatrième. Un beau grand garçon de 14 ans qui se marre tout le temps lui aussi.




Salimata, Abrahim et Jérémie, février 2010
Je le connaissais bien Abrahim, je l’ai connu bien avant Sali. On était voisin à Boulmiougou, quartier populaire de Ouagadougou. Je vous entends penser : « Boulmiougou, Ouagadougou, Abrahim? » Moi aussi, c’était des sons exotiques à mes oreilles, même après y avoir vécu 6 mois. Plus maintenant. Ils sont pour moi ce que « le Plateau, Montréal et la petite vie » était pour moi il n‘y a pas si longtemps. Donc Abrahim et moi, nous étions voisins à Boulmiougou. Il était le meilleur ami de mon fils. Et il me dérangeait souvent. Trop de bruit. Trop de vie. On ne se comprenait pas. Particulièrement quand il venait crier sous ma fenêtre à 6h30 les dimanches matins. Abrahim m’était insupportable les dimanches matins. Quand on allait à la piscine au Ran hotel les dimanches après-midi, tous les dimanches après-midi, je l’aimais bien. Salimata et Abrahim s’engueulaient souvent. Mais je mélange tout. Je ne suis plus linéaire. Je tourne en boucle. Salimata aimait beaucoup les danses traditionnelles en rond, elle accourait aux fêtes, elle était une fête à elle seule. Abrahim aussi est une fête. Et un cadeau aussi.
Au Burkina, les gens ne savent souvent pas leur date de naissance. Ils n’ont pas d’anniversaire. Ou plutôt, ils la fêtent tous en même temps.  Le  1er janvier, au moment de changer le calendrier, chacun gagne une année.  Même celui né au mois de décembre.  3 semaines aprèes sa naissance, il gagne un an. Ça fait une fête et des anniversaires de tous les diables!  Et puis de toute façon, les anniversaires privés, c'est une histoire de gens riches. De toubabous.  Ici aussi, on n'a pas le sens du linéaire.  On est communautaire, on danse en rond, on pense en boucle, on mange en silence.  C'est le ventre qui veut ça.  Quand le ventre s'en prend au principal, on met les accessoires de coté, on mange avec les mains.

Depuis Salimata, Abrahim mange avec une fourchette et ma fille de trois ans fugue chez les voisins pour manger du tô avec ses mains. Les voisins ont été bons avec Sali. Quand elle ne pouvait plus manger seule, quand elle a su que ses repas étaient ses derniers, elle ne nous a rien dit bien sûr, Salimata ne voulait tellement pas me faire de peine, me faire perdre l’espoir. Elle ne m’a rien dit, je n’ai pas deviné. Est-ce que j’aurais du deviner, quand Sali s’est mise à demander du tô aux voisins, du tô que j’étais incapable de lui préparer, du tô que je l’ai aidé à manger parce que son bras droit commençait à se foutre sérieusement de toute question sérieuse et même du ventre; est-ce que j’aurais pu deviner que Sali retournait au plat de son enfance, une dernière fois, comme un hommage? Je ne saurai jamais parce que je ne me pose pas la question. Je n’aime pas le tô, cette boule de pate cuite, à base de farine de sorgho, de maïs ou de mil. Je n’aime pas ça, mais j’en mange parfois, en hommage moi aussi, à mon enfance, celle passée avec Sali. Sali et moi mangeons du tô, en rond, elle dans l’avant, moi maintenant, mais ce qui est sur, c’est qu’on le mange ensemble.


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Bonne lecture!

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